Le pharmakos et le meurtrier, par Bernard Eck

Le pharmakos et le meurtrier,

 Bernard Eck

in V. Liard (éd.), Histoires de crimes et société,

EUD, Dijon, 2011, p. 15-29

il

 

Pharmakos Bouc émissaire

Pharmakos et Bouc émissaire, deux notions liées. Dans le chapitre de cet ouvrage, Bernard Eck développe la notion de pharmakos.

 

 

Bernard Eck fait le lien entre bouc émissaire et pharmakos :  » Le pharmakos s’apparente à un bouc émissaireet, contrairement à ce que laisse entendre une idée répandue, le pharmakos ne saurait être réduit à cette seule figure »

Il commence son texte ainsi : « Le titre de ma contribution, « le pharmakos et le meurtrier », a pour origine une certaine interprétation du mythe d’Œdipe soutenue par Jean-Pierre Vernant, René Girard et d’autres savants qui les ont précédés ; selon cette lecture du mythe d’Œdipe, le criminel Œdipe, qui tue son père et épouse sa mère, serait la figure par excellence du pharmakos » et, en note de bas de page, il donne en références : « VERNANT 1972, partic. 117-131. GIRARD 1972, 105-134 ; 142-146. GIRARD 1982, 39-47. Sur quelques prédécesseurs, voir GRIFFITH 1993, p. 98, n. 17.

Il critique l’idée d’Oedipe pharmakos :  » Car, sans entrer dans le détail, la théorie d’un Œdipe-pharmakos se heurte à deux obstacles majeurs : d’une part, le pharmakos, à Athènes ou ailleurs, même s’il peut parfois être un criminel au sens large, c‘est-à-dire un délinquant, n’est jamais, semble-t-il, un meurtrier. D’autre part, Œdipe est un roi ; or aucun pharmakos n’est un roi. » 

Il poursuit :  » En résumé et pour revenir à l’essentiel, Œdipe est probablement un bouc émissaire – bien que toute lecture univoque d’un mythe aussi complexe ne puisse aboutir qu’à des errements dogmatiques4 –, mais Œdipe n’est probablement pas un pharmakos, sinon par abus de langage ou, au mieux, par une vague analogie. D’ailleurs, c’est aussi par une vague analogie, sans aucune justification élaborée, qu’on a répété à l’envi que le phénomène politique de l’ostracisme était un avatar rationalisé du rituel du pharmakos »

Il rapproche pharmakos et pharmakon :  » D’après les linguistes, pharmakos, qui est du genre masculin, est exactement le même mot que pharmakon, davantage usité, qui est du genre neutre1. Un pharmakon – Homère déjà emploie le terme – est à la fois un poison et un remède, et cette ambivalence se maintient dans la langue, même à l’époque d’Aristote, c’est-à-dire à l’ère de la pensée rationnelle, quand pharmakon désignera un remède, un médicament. Et le pharmakos est la personnification du pharmakon2, c’est-à-dire un homme qui est à la fois un poison et un remède, ce qu’est précisément Œdipe, poison dans Œdipe Roi et remède dans Œdipe à Colone. »mettant en référence 2 : « ARTELT, Walter (1937), Studien zur Geschichte der Begriffe « Heilmittel » und « Gift », Leipzig, Barth.

« Et ce n’est pas tout » nous dit Bernard Eck : « Les Allemands traduisent souvent le mot pharmakon, à juste titre, par Zauber ou Zaubermittel, qui signifie « sortilège ». Car le mot pharmakon relève d’une pensée qu’on qualifierait de magico-religieuse, comme l’a souligné Walter Artelt. »

Il complète : « Cette équivalence entre un nom d’agent (pharmakos) et un nom de chose (pharmakon) explique, me semble-t-il, une curiosité qui n’est qu’apparente. (…)  Ces synonymes, qui font du pharmakos un véritable objet de sacrifice, montrent surtout que le pharmakos est au centre d’un rituel de purification.

Puis en appelle au dictionnaire : « Citons à ce sujet le court article, redondant, du Lexique d’Hésychios (Ve ou VIe s.) : « Pharmakoi : purificateurs (kathartèrioi), purifiant complètement (périkathairontes) les cités, un homme et une femme »7. En outre, on remarque que, même si, comme je le pense, le pharmakos conserve son ambivalence, la valeur de remède du pharmakos prédomine dans le rituel. Et le mot le plus proche, au plus près du neutre pharmakon, est sans doute celui de purgation. Le pharmakos purge la communauté par la magie d’une cérémonie. »

Bernard Eck décrit par ailleurs le rituel du bouc émissaire et, ainsi, le définit :  » Qu’est-ce qu’un bouc émissaire ? Le phénomène apparaît dans la Bible, exactement au chapitre 16 du Lévitique. À l’occasion d’une cérémonie de purification, deux « boucs »1 sont sacrifiés par le prêtre, l’un de façon traditionnelle, avec mise à mort, l’autre, qui est le « bouc émissaire », d’une façon originale2 : le prêtre (Aaron) met ses mains sur la tête du bouc et « confesse » (exagoreusei) toutes les « violations de la loi » (anomiai), toutes les « injustices » (adikiai) et tous les « péchés » (hamartiai) des « fils d’Israël », c’est-à-dire de la communauté juive, et il les « place sur » (épithèsei) la tête du « bouc vivant », qui « prend sur lui » leurs « péchés »3. Puis le prêtre « fait envoyer » (exapostélei) le bouc – qui devient ainsi “émissaire”, emissarius dans la Vulgate, « envoyé au loin » – dans le « désert » (érèmos), dans un endroit, précise le texte, abatos, « inaccessible », donc de façon à ce qu’il soit définitivement éloigné de la communauté. On notera aussi que, parmi les deux boucs, le premier est sacrifié en l’honneur du Kurios, c’est-à-dire du Seigneur, Yahve, et que le second est chassé en l’honneur de l’apopompaios, « celui qui écarte, qui renvoie au loin (s. ent. les fléaux) »4 ; le grec apopompaios traduit ou interprète l’hébreu Azazel, et personne ne sait qui est Azazel. »

Il conclut ainsi sa démonstration par une comparaison :  » On date la composition du Lévitique, du moins de cette partie du Lévitique, du VIe siècle ou de la première moitié du Ve siècle5 ; l’emissarius biblique et le pharmakos grec sont donc attestés à peu près à la même époque« 

bouc-emissaire-pharmakos

Le pharmakos n’est pas un animal alors que le bouc émissaire, évidemment, en est un, comme son nom l’indique. Alors se pose la question de la culpabilité réelle du premier, le second étant innocent des fautes du groupe.

Il évoque le rituel comme participant d’une dimension magique : « Dans le phénomène du transfert, la magie réside schématiquement en ceci : ce qui appartient, en dépit de manifestations perceptibles, au domaine de l’immatériel (fautes, péchés, injustices, mauvais esprits, maladie, désordre social…) est transféré sur un support qui, en quelque sorte, est matériel (objet, animal, homme). Autrement dit, le plan spirituel et le plan physique sont confondus, en vertu du principe selon lequel « la pensée magique ne peut pas vivre d’abstraction », comme le relève Marcel Mauss3. »

Puis il se penche sur le devenir du pharmakos, sa lapidation devenant nécessaire car emblématique : « La mort du pharmakos, probablement fréquente, n’est pas indispensable, mais son expulsion « en dehors des frontières » l’est. Dans cette perspective, la lapidation est le châtiment absolument adéquat : lapider quelqu’un, c’est l’écarter à coups de pierres pour que la personne ne se manifeste plus, les pierres tuant ou ne tuant pas5. »

Bernard Eck conclut son texte par ces mots : « Mon propos a naturellement glissé vers le terrain de l’interprétation. On peut croire, avec l’ethnologue Frazer, que les Grecs considéraient les pharmakoi comme des personnes de rang divin et que, pour eux, choisir l’incarnation d’un dieu ne dépendait pas du rang social ou de la qualité morale de l’élu6 ; mais c’est davantage un acte de foi qu’une conclusion scientifique. On croira plus volontiers en une autre explication du pharmakos donnée par le même Frazer : la Grèce, à mesure qu’elle se civilisait, aurait cependant conservé des vestiges, jugés tolérables, des anciens sacrifices humains à travers le pharmakos, ce rebut de la société destiné de toute façon à être éliminé7 ; car on ne saurait passer sous silence que le rituel du pharmakos est une variante du sacrifice humain.«